14
Où il préférable d’être en vie
en enfer que mort au paradis.
Les gosses étaient au bout du rouleau. Maintenant que le corps de Toni était à nouveau sous leurs yeux, ils craquaient. Karine sanglotait toujours. Jasmine puis Driss s’y étaient mis aussi. Kader, lui, semblait avoir pété les plombs. Le shit et le whisky ne l’avaient pas arrangé. Il avait des petits rires saccadés chaque fois qu’il regardait vers le corps de Toni. Moi, je commençais à être en roue libre. Et ce n’était pas le moment.
Je fermai la porte du balcon, me servis un whisky, et allumai une cigarette.
— Bon, je dis. On reprend par le début.
Mais autant parler à des sourds-muets. Kader se mit à rire encore plus frénétiquement.
— Driss, t’emmènes Karine dans la chambre. Qu’elle s’allonge et qu’elle se repose. Jasmine, trouve-moi un tranquillisant quelconque, Lexomil ou je ne sais quoi, et tu leur en donnes un à chacun. Et t’en prends un aussi. Après, tu me refais du café. Ils me regardaient avec des yeux de martiens. Allez ! je dis, fermement, mais sans élever la voix.
Ils se levèrent. Driss et Karine disparurent dans la chambre.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Jasmine.
Elle reprenait le dessus. De tous les quatre, elle était la plus solide. Cela se devinait dans chacun de ses gestes. Précis, assurés. Elle avait peut-être autant fumé que les trois autres, mais dû moins boire, ça, c’était évident.
— Remettre celui-là d’aplomb, répondis-je en désignant Kader.
Je le soulevai de sa chaise.
— Y fera plus chier, hein ? dit-il en éclatant de rire. On lui a niqué sa gueule, à c’t’enfoiré.
— C’est où la salle de bains ?
Jasmine m’indiqua. Je poussai Kader à l’intérieur. Il y avait une minuscule baignoire. Une odeur de vomi flottait. Driss était déjà passé par là. J’attrapai Kader par le cou et l’obligeai à baisser la tête. J’ouvris le robinet d’eau froide. Il se débattit.
— Fais pas chier ! Sinon je te fous dedans !
Je lui passai une serviette, après lui avoir copieusement rincé la tête. Quand on revint dans la salle, le café était servi. On s’assit autour de la table. Dans la chambre, Karine sanglotait toujours, mais plus faiblement. Driss lui parlait. Je n’entendais pas ce qu’il lui disait, mais c’était comme une douce musique.
— Merde ! je dis à Kader et à Jasmine, vous auriez pu m’appeler !
— On voulait pas le tuer, répondit Kader.
— Vous espériez quoi ? Qu’il vous fasse des excuses ? Ce type-là, il était capable d’égorger père et mère.
— On l’a vu, dit Jasmine. Il nous a menacés. Avec une arme.
— Qui c’est qui l’a cogné ?
— Karine, d’abord. Avec le cendrier.
Un gros cendrier en verre, que j’avais rempli de mégots depuis que j’étais entré. Sous le choc, Toni s’était écroulé, lâchant son flingue. Jasmine, du pied, avait poussé l’arme sous l’armoire. Elle y était toujours, d’ailleurs. Toni avait roulé sur le ventre, pour essayer de se relever. Driss s’était jeté sur lui et l’avait pris à la gorge. « Enculé ! Enculé ! » criait-il.
« Crève-le ! » l’avait encouragé Jasmine et Kader. Driss serra de toutes ses forces, mais Toni continuait de se débattre. Karine hurlait : « C’est mon frère ! ». Elle pleurait. Elle implorait. Et elle tirait Driss par le bras, pour lui faire lâcher prise. Mais Driss n’était plus là. Il libérait sa rage. Leila n’était pas seulement sa sœur. C’était sa mère. Elle l’avait élevé, dorloté, aimé. On ne pouvait pas lui faire ça. Lui enlever deux mères dans sa vie.
Dans ses bras, les heures d’entraînement avec Mavros se libérèrent.
Toni, il était le plus fort devant les minables. Sanchez et les autres. Le plus fort une arme à la main. Là, il était perdu. Il le sut dès que les mains de Driss le prirent au cou. Et serrèrent. Les yeux de Toni criaient grâce. Ses copains ne lui avaient pas appris ça. La mort qui s’insinue petit à petit dans le corps. L’absence d’oxygène. La panique. La peur. J’avais entrevu tout ça, l’autre nuit. La force de Driss, aussi puissante que celle de monsieur Muscles. Non, je n’aurais pas aimé mourir ainsi.
Karine enserrait le torse de Driss de ses bras faibles. Elle ne criait plus. Elle pleurait en disant : « Non, non, non. » Mais il était trop tard. Trop tard pour Leila qu’elle aimait. Trop tard pour Toni qu’elle aimait. Trop tard pour Driss, qu’elle aimait aussi. Plus fort que Leila. Bien plus fort que Toni. Driss n’entendait plus rien. Même pas Jasmine qui cria : « Arrête ! » Il serrait toujours, les yeux fermés.
Est-ce qu’elle souriait à Driss, Leila ? Est-ce qu’elle riait ? Comme ce jour-là. Nous étions partis pour aller nous baigner à Sugitton. On avait laissé la voiture sur un terre-plein du col de la Gineste, et nous avions pris un sentier, dans le massif de Puget, pour atteindre le col de la Gardiole. Leila voulait voir la mer du haut des falaises de Devenson. Elle n’y était jamais venue. C’était un des lieux les plus sublimes du monde.
Leila marchait devant moi. Elle portait un short en jeans effrangé et un débardeur blanc. Elle avait ramassé ses cheveux dans une casquette de toile blanche. Des perles de sueur coulaient dans son cou. Par moment, elles étincelaient comme des diamants. Mon regard avait suivi le cheminement de la sueur sous son débardeur. Le creux des reins. Jusqu’à sa taille. Jusqu’au balancement de ses fesses.
Elle avançait avec l’ardeur de sa jeunesse. Je voyais ses muscles se tendre, de la cheville jusqu’aux cuisses. Elle avait autant de grâce à grimper dans la colline qu’à marcher dans la rue sur des talons. Le désir me gagnait. Il était tôt, mais la chaleur libérait déjà les fortes odeurs de résine des pins. J’imaginai cette odeur de résine entre les cuisses de Leila. Le goût que cela pouvait avoir sur ma langue. À cet instant, je sus que j’allais poser mes mains sur ses fesses. Elle n’aurait pas fait un pas de plus. Je l’aurais serrée contre moi. Ses seins dans mes mains. Puis j’aurais caressé son ventre, déboutonné son short.
Je m’étais arrêté de marcher. Leila s’était retournée, un sourire aux lèvres.
— Je vais passer devant, j’avais dit.
Au passage, elle m’avait donné une tape sur les fesses, en riant.
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Toi.
Le bonheur. Un jour. Il y a dix mille ans.
Plus tard sur la plage, elle m’avait posé des questions sur ma vie, sur les femmes de ma vie. Je n’ai jamais su parler des femmes que j’ai aimées. Je voulais préserver ces amours qui étaient en moi. Les raconter, c’était ramener les engueulades, les larmes, les portes qui claquent. Et les nuits qui suivent dans les draps froissés comme le cœur. Et je ne voulais pas. Je voulais que mes amours continuent de vivre. Avec la beauté du premier regard. La passion de la première nuit. La tendresse du premier réveil. J’avais répondu n’importe quoi, et le plus vaguement possible.
Leila m’avait regardé bizarrement. Puis elle m’avait parlé de ses amoureux. Elle les comptait sur les doigts d’une seule main. La description qu’elle me fit de l’homme dont elle rêvait, de ce qu’elle attendait de lui prit des allures de portrait. Cela m’effraya. Je n’aimais pas ce portrait. Je n’étais pas celui-là. Ni personne. Je lui dis qu’elle n’était qu’une midinette. Cela l’amusa, puis cela la fâcha. On se disputa, pour la première fois. Une dispute tendue par le désir.
Sur le chemin du retour, nous n’avions plus évoqué le sujet. Nous revenions, silencieux. L’un et l’autre nous avions remisé, quelque part en nous, ce désir de l’autre. Il faudra y répondre un jour, m’étais-je dit, mais ce n’était pas le jour. Le plaisir d’être ensemble, de se découvrir, importait davantage. Nous le savions. Et le reste pouvait attendre. Sa main, un peu avant de rejoindre la voiture, s’était glissée dans la mienne. Leila était une fille épatante. Avant de se quitter, ce dimanche-là, elle m’embrassa sur la joue. « T’es un type bien, Fabio. »
Leila me souriait.
Je la revoyais enfin. De l’autre côté de la mort. Ceux qui l’avaient violée, puis tuée, étaient crevés. Les fourmis pouvaient s’activer sur la charogne. Leila n’était plus attaquable. Elle avait rejoint mon cœur, et je la porterais avec moi, sur cette terre qui chaque matin donne sa chance aux hommes.
Oui, elle devait sourire à Driss, à cet instant-là. Toni, je savais que je l’aurais tué. Pour effacer l’horreur. De mes mains, comme Driss. Aussi aveuglément. Jusqu’à ce que cette saloperie qu’il avait faite lui remonte à la gorge et l’asphyxie.
Toni pissa sur lui. Driss ouvrit les yeux, mais sans cesser de lui étreindre le cou. Toni entrevit l’enfer. Le trou noir. Il se débattit une dernière fois. Un sursaut. Le dernier souffle. Puis il ne bougea plus.
Karine cessa de pleurer. Driss se redressa. Les bras ballants, au-dessus du corps de Toni. Ils n’osèrent plus bouger, ni parler. Ils n’avaient plus de haine. Ils étaient vidés. Ils ne réalisaient même pas ce que Driss venait de faire. Ce qu’ils avaient laissé faire. Ils ne pouvaient admettre qu’ils venaient de tuer un homme.
— Il est mort ? avait finalement demandé Driss.
Personne ne lui répondit. Driss eut un haut-le-cœur et courut dans les toilettes. Il y avait une heure de ça, et, depuis, ils se bourraient la gueule et fumaient des pétards. De temps en temps, ils jetaient un regard au corps. Kader se leva, il ouvrit la porte-fenêtre du balcon et, du pied, fit rouler le corps de Toni. Ne plus le voir. Et il referma.
Chaque fois qu’ils se décidaient à m’appeler, l’un d’eux avançait une autre solution. Pour chacune, il fallait toucher au corps. Et ça, ils n’osaient pas. Ils n’osaient même plus aller sur le balcon. La bouteille de whisky au trois quarts vide, et pas mal de pétards après, ils envisageaient de foutre le feu à la baraque et de se tirer. Le fou rire les gagna. Libérateur.
J’avais cogné à la porte à cet instant-là.
Le téléphone sonna. Comme dans les mauvais feuilletons. Personne ne bougea. Ils me regardaient, attendant que je prenne une décision. Dans la chambre, Driss s’était arrêté de parler.
— On répond pas ? demanda Kader.
Je décrochai, d’un geste vif. Énervé.
— Toni ?
Une voix de femme. Une voix sensuelle, rocailleuse et chaude. Excitante.
— Qui le demande ?
Silence. J’entendais des bruits d’assiettes et de fourchettes. En fond, une musique douceâtre. Un restaurant. Les Restanques ? Et c’était peut-être Simone.
— Allo. Une voix d’homme, avec un léger accent corse. Émile ? Jospeh ? Toni n’est pas là ? Ou sa sœur ?
— Je peux prendre un message ?
On raccrocha.
— Karine a appelé Toni ce soir ?
— Oui, répondit Jasmine. Pour qu’il vienne. Qu’c’était urgent. Elle a un numéro, pour le joindre. Elle laisse un message. Il rappelle.
J’allai dans la chambre. Ils étaient allongés l’un contre l’autre. Karine ne pleurait plus. Driss s’était endormi, en lui tenant la main. Ils étaient adorables. Je souhaitai qu’ils traversent la vie avec ce tendre abandon.
Les yeux de Karine étaient grands ouverts. Un regard hagard. Elle était encore en enfer. Je ne savais plus dans quelle chanson Barbara disait : Je préfère vivre en enfer, qu’être mort au paradis. Ou quelque chose comme ça. Qu’est-ce que Karine souhaitait à cet instant ?
— C’est quoi le numéro où t’as appelé Toni, tout à l’heure ? lui demandai-je à voix basse.
— C’est qui qu’a appelé ?
— Des copains à ton frère, je crois.
La peur passa dans ses yeux.
— Ils vont venir ?
— T’inquiète, dis-je en secouant la tête. Tu les connais ?
— Deux. Un avec une sale tête, l’autre, un grand baraqué. On dirait un militaire. Tous les deux, ils ont une sale tête. Le militaire, il a des yeux bizarres.
Morvan et Wepler.
— Tu les as vus souvent ?
— Une fois. Mais j’les ai pas oubliés. On prenait un verre avec Toni, à la terrasse du Bar de l’Hôtel de Ville. Y s’sont assis à notre table, sans demander si ça gênait. Le militaire, il a dit : « Elle est mignonne, ta sœur ». Ça m’a pas plu, comment il a dit ça. Ni comment il m’a regardée.
— Et Toni ?
— Il a ri, mais il était mal à l’aise, je crois. « Faut qu’on parle affaires », il m’a dit. Une manière d’me demander de me tirer. L’a même pas osé m’embrasser. « J’t’appelle », qu’il a fait. L’autre, j’ai senti son regard dans mon dos. J’avais honte.
— C’était quand ?
— La semaine dernière, mercredi. Mercredi midi. Le jour où Leila passait sa maîtrise. Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
Driss avait lâché la main de Karine et s’était retourné. Il ronflait légèrement. Par moments, il était secoué de légers tremblements. J’avais mal pour lui. Pour eux. Il leur faudrait vivre avec ce cauchemar. Est-ce qu’ils le pourraient, Karine et Driss ? Kader et Jasmine ? Je devais les aider. Les libérer de ces putains d’images qui viendraient pourrir leurs nuits. Vite. Et Driss en premier.
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant, répéta Karine.
— Se remuer. Tes parents, ils sont où ?
— À Gardanne.
C’était pas loin d’Aix. La dernière ville minière du département. Condamnée, comme tous les hommes qui y travaillaient.
— Ton père y bosse ?
— L’ont viré, y a deux ans. Il milite au Comité de défense. Avec la CGT.
— Ça va avec eux ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai grandi sans qu’ils s’en aperçoivent. Toni aussi. Nous éduquer, c’était construire un monde meilleur. Mon père… Elle s’arrêta, pensive. Puis elle reprit : Quand t’as trop souffert, trop compté les sous, tu vois plus rien d’la vie. Tu penses qu’à la changer. Une obsession. Toni, il aurait pu comprendre, je crois. Mon père, au lieu de lui dire je peux pas te payer d’mob, il lui a fait un discours. Qu’à son âge, de mob il en avait pas. Qu’y avait des choses plus importantes dans la vie, qu’les mobs. Le cirque, tu vois. Chaque fois, c’était la même chose. Les discours. Les prolos, les capitalistes, le Parti. Pour des fringues, l’argent de poche, la bagnole.
« La troisième fois qu’les flics y sont venus à la maison, mon père, il a viré Toni. Après, j’sais pas ce qu’il est devenu. Enfin, si je sais. Ça m’plaisait pas. Comment il était devenu. Tout ça. Les gens qu’ils fréquentaient. Les propos qu’ils tenaient sur les Arabes. J’sais pas s’il le pensait vraiment. Ou si c’était…
— Et Leila ?
— J’avais envie qu’il rencontre mes amis, qu’il découvre d’autres gens. Jasmine, Leila. Ils les avaient croisées, une fois ou deux. Kader et Driss aussi. Et quelques autres. Je l’ai invité pour mon anniversaire, le mois dernier. Leila, elle lui a plu. T’sais comment c’est. On danse, on boit, on parle, on drague. Leila et lui ont beaucoup parlé, ce soir-là. Bon, il avait envie de l’embarquer, c’est sûr. Mais Leila, elle voulait pas. Elle est restée dormir ici, avec Driss.
« Il l’a revue, après. Quatre-cinq fois, je pense. À Aix. Un verre à une terrasse, une bouffe, un ciné. C’est pas allé plus loin. Leila, elle faisait ça pour moi, je crois. Plus que pour lui. Elle l’aimait pas trop, Toni. J’lui en avais pas mal parlé. Qu’il était pas ce qu’il avait l’air. J’les ai poussés l’un vers l’autre. J’me disais qu’elle pourrait le faire changer. Moi, j’y arrivais pas. J’voulais d’un frère dont j’aurais pas honte. Que j’aurais pu aimer. Comme Kader et Driss. Son regard s’envola je ne sais où. Vers Leila. Vers Toni. Ses yeux revinrent vers moi. J’sais qu’vous, elle vous aimait. Elle parlait souvent de vous.
« Elle pensait vous appeler. Après sa maîtrise. Elle était sûre de l’avoir. Elle avait envie de vous revoir. Elle m’avait dit : « Maintenant, je peux. Je suis une grande. »
Karine rit, puis les larmes revinrent dans ses yeux et elle se blottit contre moi.
— Allez, je dis. Ça va aller.
— J’comprends rien de ce qui s’est passé.
La vérité, on ne la saura jamais. Il ne pouvait y avoir que des hypothèses. La vérité appartenait à l’horreur. Je pouvais supposer que Toni avait été aperçu avec Leila à Aix. Par un de la bande. Par les pires, selon moi. Morvan. Wepler. Les fanatiques de la race blanche. Des épurations ethniques. Des solutions finales. Et qu’ils avaient dû mettre Toni à l’épreuve. Comme un bizutage. Pour l’élever au grade supérieur.
Chez les paras, on aimait ça. Ces trucs dingues. Niquer un mec de la chambre voisine. Faire une virée dans un bar de la Légion, en tuer un, et ramener son képi en guise de trophée. Se faire un ado qui a une allure de tantouze. Ils avaient signé avec la mort. La vie n’avait aucun prix. Ni la leur ni encore moins celle des autres. À Djibouti, j’en avais croisé des dingues, pires qu’eux. Laissant les putes mortes après leur passage, dans les quartiers de l’ancienne place Rimbaud. Le cou tranché. Mutilées parfois.
Nos anciennes colonies maintenant étaient ici. Capitale, Marseille. Ici comme là-bas, la vie n’existait pas. Que la mort. Et le sexe, avec violence. Pour dire sa haine de n’être rien. Que des fantômes en puissance. Les soldats inconnus des années futures. Un jour ou l’autre. En Afrique, en Asie, au Moyen-Orient. Ou même à deux heures de chez nous. Là où l’Occident était menacé. Partout où des bites impures se dresseraient pour niquer nos femmes. Blanches et Palmolive. Et avilir la race.
C’est ça qu’ils avaient dû lui demander, à Toni. Leur amener la crouille. Et se la faire. Les uns après les autres. Et Toni en premier. Il avait dû être le premier. Devant les autres. Avec son désir. Et sa rage d’avoir été repoussé. Une femme, c’est qu’un cul. Toutes des putes. Les crouilles, des culs de pute. Comme ces salopes de Juives. Les Juives, leur cul est plus rond, plus haut. Les crouilles, elles ont le cul un peu bas, non ? Les négresses aussi. Le cul des négresses, ah ! m’en parle pas ! Ça vaut le déplacement.
Les deux autres y étaient allés, après. Pas Morvan, ni Wepler. Non, les deux autres. Les aspirants nazis. Ceux qui étaient crevés sur le carreau, place de l’Opéra. Sans doute n’avaient-ils pas été à la hauteur, quand il avait fallu cartonner sur Leila. Niquer les crouilles, c’était une chose. Les abattre, sans que le bras ne tremble, ça ne devait pas être aussi simple.
Morvan et Wepler voyeurs. C’est ce que j’imaginais. Maîtres de cérémonie. Est-ce qu’ils s’étaient branlés en les regardant. Ou s’étaient-ils accouplés après, avec la nostalgie des amours SS. Des amours mâles. Viriles. Des amours de guerriers. Et quand avaient-ils décidé que le survivant de cette nuit serait celui qui placerait sa balle le plus près du cœur de Leila ?
Est-ce que Toni avait eu pitié de Leila en l’enfilant ? Une seconde au moins. Avant que lui aussi ne bascule dans l’horreur. L’irrémédiable.
Je reconnus la voix de Simone. Et elle reconnut la mienne. Le numéro où Karine laissait des messages à son frère, c’était bien les Restanques. Elle l’avait appelé là-bas ce soir.
— Passez-moi Émile. Ou Joseph.
Toujours de la musique à vomir. Caravelli et ses violons magiques. Ou une saleté de ce genre. Mais moins de bruits d’assiettes et de fourchettes. Les Restanques se vidaient. Il était minuit dix.
— Émile, dit la voix.
Celle de tout à l’heure.
— Montale. Pas besoin de te faire un dessin, tu vois qui je suis.
— Je t’écoute.
— Je vais arriver. Je veux qu’on discute. Une trêve. J’ai des propositions à faire.
Je n’avais aucun plan. À part les tuer tous. Mais ce n’était qu’une utopie. Juste ce qu’il fallait pour tenir le coup. Faire ce qu’il y avait à faire. Avancer. Survivre. Encore une heure. Un siècle.
— Seul ?
— J’ai pas encore levé d’armée.
— Toni ?
— Il a avalé sa langue.
— T’as intérêt à avoir des arguments. Parce que pour nous t’es déjà mort.
— Tu te vantes, Émile. Moi mort, vous serez tous serrés. J’ai vendu l’histoire à un canard.
— Aucun baveux osera rien écrire.
— Ici non. À Paris, oui. Si j’appelle pas à deux heures, ça roule pour la dernière édition.
— T’as qu’une histoire. Pas de preuves.
— J’ai tout. Tout ce que Manu a raflé chez Brunel. Les noms, les relevés de banque, les carnets de chèques, les achats, les fournisseurs. La liste des bars, des bottes, des restaurants rackettés. Mieux, les noms et adresses de tous les industriels locaux qui soutiennent le Front national.
J’en rajoutais, mais ce devait être dans l’ordre des choses. Batisti m’avait bluffé sur toute la ligne. Si Zucca avait eu le moindre soupçon sur Brunel, il aurait envoyé deux de ses hommes chez l’avocat, à son bureau. Une balle dans la tête, pour seul commentaire. Le ménage aurait été fait dans la foulée. Zucca avait passé l’âge des tergiversations. Il y avait une ligne. Droite. Et rien ne devait l’infléchir. C’est ainsi qu’il avait réussi.
Et Zucca, un boulot comme ça, il ne l’aurait pas confié à Manu Ce n’était pas un tueur. Batisti avait envoyé Manu chez Brunel pour son compte. J’ignorais pourquoi. À quelles fins. Quel jeu il jouait sur cet échiquier pourri ? Babette était catégorique. Il ne trempait plus dans les affaires. Manu avait marché dans la combine. Un travail pour Zucca ne se refusait jamais. Il faisait confiance à Batisti. Et on ne crachait pas sur autant de pognon aligné.
J’en étais arrivé à ces conclusions. Elles étaient boiteuses. Elles soulevaient encore plus de questions qu’elles n’en résolvaient. Mais je n’étais plus à ça près. Et j’étais allé trop loin. Je voulais les avoir, tous, en face de moi. La vérité. Dussè-je en crever.
— On ferme dans une heure. Amène la paperasse.
Il raccrocha. Batisti avait donc les documents. Et il avait fait tuer Zucca par Ugo. Et Manu ?
Mavros arriva vingt minutes après mon appel. Je n’avais trouvé que cette solution. L’appeler. Lui passer le relais. Lui confier Driss, et Karine. Il ne dormait pas. Il visionnait Apocalypse now de Coppola. À mon avis, c’était bien la quatrième fois. Ce film le subjuguait, et il ne le comprenait pas. Je me souvenais la chanson des Doors. The End.
C’était toujours la fin, annoncée, qui s’avançait vers nous. Il suffisait d’ouvrir les journaux à la page internationale ou à la rubrique fait divers. Il n’était nul besoin d’armes nucléaires. Nous nous entretuerons avec une sauvagerie préhistorique. Nous n’étions que des dinosaures, mais le pire, c’est que nous le savions.
Mavros n’hésita pas. Driss valait bien les risques courus. Ce gosse-là, il l’avait aimé dès que je le lui avais présenté. Ces choses étaient inexplicables. Tout autant que l’attirance amoureuse, qui vous fait désirer un être plus qu’un autre. Il mettrait Driss sur un ring. Il le ferait cogner. Il le ferait penser. Penser au poing gauche, au poing droit. À l’allonge du bras. Il le ferait parler. De lui, de la mère qu’il n’avait pas connue, de Leila. De Toni. Jusqu’à ce qu’il se mette en règle avec ce qu’il avait fait par amour et par haine. On ne pouvait pas vivre avec de la haine. Boxer non plus. Il y avait des règles. Elles étaient injustes, souvent, trop souvent. Mais les respecter permettaient de sauver sa peau. Et dans ce foutu monde, rester vivant c’était quand même la plus belle des choses. Driss, il saurait l’écouter, Mavros. Sur les conneries, il en connaissait un bon registre À dix-neuf ans, il avait écopé d’un an de taule pour avoir cogné son entraîneur. Il avait truqué le match qu’il devait gagner. Quand on avait enfin pu l’arrêter, le mec était presque claqué. Et Mavros n’avait jamais pu prouver que le combat était arrangé. En taule, il avait médité sur tout ça.
Mavros me fit un clin d’œil. On était d’accord. On ne pouvait laisser à aucun des quatre mômes la charge d’assumer un meurtre. Toni ne méritait rien. Rien de plus que ce qu’il avait trouvé ce soir. Eux, je voulais qu’ils aient leur chance. Ils étaient jeunes, ils s’aimaient. Mais, même avec un bon avocat, aucun argument ne tiendrait. La légitime défense ? Cela resterait à prouver. Le viol de Leila ? Il n’y avait aucune preuve. Au procès, ou même avant, harcelée, Karine raconterait comment les choses s’étaient passées. Il n’y aurait plus qu’un Arabe des quartiers Nord tuant, de sang-froid, un jeune homme. Un voyou, certes, mais un Français, fils d’ouvrier. Et deux Arabes complices, et une fille, la jeune sœur, sous leur emprise. Je n’étais même pas sûr que les parents de Karine, sur les conseils de leur avocat, ne chargeraient pas Driss, Kader et Jasmine. Pour implorer pour leur fille des circonstances atténuantes. Je voyais déjà le tableau. Je n’avais plus confiance en la justice de mon pays.
Quand on souleva Toni, je sus que je me mettais hors la loi. Et que j’y entrainais Mavros. Mais la question ne se posait plus. Mavros avait déjà tout prévu. Il fermait la salle, jusqu’en septembre, et il emmenait Driss et Karine à la montagne. Dans les Hautes-Alpes. À Orcières, où il avait un petit chalet. Randonnées, piscine, vélo étaient au menu. Karine n’avait plus cours, et Driss, du garage et du cambouis, il frôlait l’overdose. Kader et Jasmine partiraient demain pour Paris. Avec Mouloud, s’il le voulait. Il pourrait vivre avec eux. Kader en était sûr, l’épicerie, à trois, on pouvait en vivre.
J’avais avancé la Golf de Toni devant la porte. Kader fit le guet dehors. Mais ça craignait rien. Le vrai désert. Ni un chat, ni même un rat. Que nous, en train de truquer la réalité, faute de pouvoir transformer le monde. Mavros ouvrit la portière arrière et je fis glisser le corps de Toni. Je contournai la voiture, ouvris la portière et assis Toni. Je le maintins avec la ceinture de sécurité. Driss vint vers moi. Je ne savais que dire. Lui non plus. Alors il me prit dans ses bras et me serra contre lui. Et m’embrassa. Puis Kader, Jasmine et Karine. Personne ne dit un mot. Mavros passa son bras autour de mon épaule.
— Je te donne des nouvelles.
Je vis Kader et Jasmine monter dans la Panda de Leila, Driss et Karine grimper dans le 4x4 de Mavros. Ils démarrèrent. Tout le monde partait. J’eus une pensée pour Marie-Lou. Bonjour tristesse. Je me mis au volant de la Golf. Un coup d’œil dans le rétroviseur. Toujours le désert. J’enclenchai la première. Et vogue la galère !